JOYEUX NOËL
Un petit conte d'Oran.
Il est 19 heures 30 ce 24 décembre, le TABARYS est noir de monde, le ton monte
avec les tournées d'anisette.
Il faut jouer des coudes pour arriver jusqu'au fond de la brasserie ou
trônent trois flippers tout neufs et le juke-box qui alterne Marino Marini,
les Platters, Paul Anka et Bill Halley.
Georges et Robert hurlent à pleins poumons « hey mambo, mambo roooock !!!! »
Georges arbore autour du cou un foulard en velours rouge, prise de guerre d'un
fauteuil du cinéma Colisée, ou tout a volé en éclats lors de la diffusion
du film ; « Graine de violence ».
Je suis arc bouté sur le flipper comme le jockey de ma boite d'allumettes.
- Qu'est-ce tu bois ? Me lance Marco
- Une BAO brune avec de la fraise et prends-moi un paquet de
blondes, des Atlas.
- Et toi Robert
- Un coca Rhum
- Purée t'attaques fort, tu ne te réserves pas pour la Noché Buéna
- Non la Noché Buéna c'est en famille, bien sage, les pelotas avec
le pin pignon, la poule au pot avec les pois chiches, le turon du dur et du
mou, les chocolats, les dates fourrées et après la messe de Minuit au Saint
esprit.
- Tu vas peut être rencontrer Monique à l'église
- Déjà me de lio que Roger y tourne autour et en rentrant de l'église
par la rue de la Bastille nous achèterons des taillos pour le petit dej.
- Et les cadeaux ??
- Les cadeaux !!! Avec le bulletin catastrophique que j'ai ramené du
Lycée!
- Ce soir à la messe prie saint Antoine de Padoue il va peut être t'amener
« souvenirs souvenirs »
- le dernier disque de Johny. ?
- Ben oui
-
Corre que te dan morcillas !! Et arrêtes de secouer la babasse j'ai
presque les points pour le super bonus !
- TILT !!!!!
De rage je donne un grand coup de poing sur la vitre qui explose dans un
énorme fracas qui me réveille.
Il fait froid, gris mais ce soir toute la famille sera là, mais Oran c'est seulement dans mes rêves. .
Le foie gras a remplacé les pelotas, .mais quel beau songe, j'en ai la chair de poule et les larmes aux yeux.
Joyeux Noël
René Mancho
Les petits cotons
ORAN Le christ rédempteur
Le 24 décembre 1961
C’était notre dernier Noël en Oran Française, mais nous ne le savions pas. Oran la travailleuse étincelait de toutes ses vitrines illuminées, la foule déambulait rue Général Leclerc, que tout le monde nommait toujours Rue d’Arzew, le magasin ne désemplissait pas. Je dirigeais alors une boutique pour Homme appelée Adam. Mon premier vendeur, Monsieur Candel s’affairait tout en surveillant les trois vendeuses, s’assurait qu’elles étaient attentives aux desiderata des clients et surtout des clientes venues choisir le cadeau destiné au mari, au père, au fils, au frères. Cravates et chemises, gilets et pyjamas, s’accumulaient sur les comptoirs. La retoucheuse, Madame Salcédo, perchée dans la mezzanine, faisait ronfler sa machine à coudre car il importait que les retouches soient terminées pour les clients impatients d’étrenner le costume neuf pour le réveillon. Tandis que le tailleur vérifier le tombé d’une veste ou d’un pantalon dans les cabines d’essayage.
Habituellement je ne m’occupais que de la comptabilité, des stocks et des commandes, mais, les veilles de fêtes, tout le monde mettait la main à la pâte. Je suis devenue experte en paquet cadeau ! Notre papier gris-bleu et le bolduc bleu-roi étaient notre marque bien reconnaissable.
Pour cette nuit sacrée, le couvre-feu avait été reporté à minuit et la messe avancée à 22 heures. Oran la joyeuse en proie depuis des mois aux perquisitions, aux arrestations arbitraires, aux attentas et aux nuits bleues respirait comme elle ne l’avait pas fait depuis que la bestialité du gauleiter Katz s’était jointe à celle du FLN.
Les oranais, enclins à faire la fête, à glaner le moindre prétexte à rire, s’en donnaient à cœur joie.
Oh ! Personne n’oubliait la guerre et les deuils, personne n’oubliait les amis chassés du bled et réfugiés dans ville protégée par les commandos OAS. Les réseaux Bonaparte et Rinbold ainsi que les hommes des collines veillaient car tous craignaient que les hordes fanatiques ne tentent une attaque en force. Ce ne fut pas le cas.
Chacun voulait espérer que la France resterait en Algérie, que « quelque chose allait se produire », que « ce n’était pas possible »... On se le redisait pour se donner courage, pour parer nos illusions des étoiles de la nativité.
Le croyions-nous vraiment ? Pensions-nous vraiment à un sursaut d’honneur de l’armée ? A un revirement de la métropole ? Je pense que nous ne raisonnions plus, seul un instinct de survie nous animait et cet optimisme que l’on peut qualifier de stupide mais qui fut notre sauvegarde des mois durant.
A 22 heures, les cloches de toutes les églises de la ville sonnèrent à la volée, de longues minutes. Nous reconnaissions celles de Saint-Esprit, celles de la cathédrale. Ce fut comme un grand souffle de bonheur.
Hélas ! Lorsque les cloches se sont tues, du village nègre et de la ville nouvelle, montèrent les you-you des femmes arabes. Non, les you-you de joie des mariages et des naissances, mais les lugubres you-you prémisses des massacres.
Nous allions les entendre les six derniers mois de l’Algérie Française, jusqu’au jour sanglant du 5 juillet 1962.
Alors nous avons compris qu’en dépit des lumières, des magasins pleins de marchandises, d’un port où les bateaux déchargeaient des richesses dont peu ou prou tout le monde profitait, en dépit des hommes et des femmes travailleurs, l’imbécillité du fanatisme porteur de misère aurait le dessus et que la belle histoire d’une terre où cohabitaient les 3 religions finissait dans le sang...
Geneviève de Ternant.