LE PARLER PIED-NOIR
Par Léon Mazzella
De « crier doucement » à « zbouba » en passant par « claouis », ce petit livre reprend et explique les plus belles expressions de là-bas, ce parler pied-noir à la fois simple et fort en gueule, fanfaron, coloré, tout en exclamation et gestuelle, porté par la chaleur, un certain sens du tragique et l’appétit de vivre !
LE « DICO DU SOLEIL »
Il revient en format de poche (il était d’abord paru chez Rivages en juin 1989), et c’est un petit événement pour notre grande communauté. Enrichi de plus de soixante pages pleines à craquer de nouveaux mots et de nouvelles expressions ensoleillées, drôles à attraper une pantcha de rigolade à chaque page, et qui ont tous, sans exception, l’accent de notre langue, ajouté à celui du souvenir indélébile d’un immense bonheur perdu, il est là, sous sa nouvelle couverture gaie et claquante, chez Payot dans la collection Petite Biblio/Voyageurs.
Je suis fier de vous proposer ce bréviaire, cinquante-six ans après le funeste été 62. Figurez-vous que d’aucuns prétendent que ce diable de petit bouquin à la peau dure est devenu « le petit Robert (un autre de chez nous, çui-là aussi, la purée !) du langage pied-noir », notre pataouète, notre signe de reconnaissance et d’appartenance, le seul visa sans limite de validité, le sésame international, notre lien majuscule. Je veux bien accepter de le croire, dussè-je ébrécher mon humilité. C’est avant tout un cadeau. Que je vous fais. Faites-le aussi à votre tour.
Pour que perdure la mémoire, notre bien le plus précieux pour 8€.
PRÉFACE
« Si tu meurs avant moi, je te tue ! » (Déclaration d’amour), par Léon Mazzella
Voilà̀ une phrase qui peut résumer toute la philosophie pied-noir. L’absurde contenu dans ce propos illustre la tendance à l’exagération inhérente aux Pieds-Noirs. De même : « Pépico, ne va pas te baigner trop loin que si tu te noies, ta mère elle te tue ! »
À l’évidence, on tue et on meurt facilement et pour rien, dans le parler pied-noir. De même, on larde ses phrases de pronoms relatifs, on les beurre du même sujet, on s’exclame toujours, on est sans cesse en mouvement (ne va pas te baigner), et on est pourvu d’un sens du tragique rarement mesuré. Difficile de cacher ses origines méditerranéennes...
Un mélange de langues appelé́ pataouète
Parler de la rue, parler de la ville davantage que de la campagne, parler éminemment populaire, le parler pied-noir est une sorte de « pudding (ou de couscous) linguistique » selon une expression chère aux linguistes appelé́ pataouète, et dont les ingrédients sont le français, l’espagnol, l’arabe, l’italien, le maltais (dans une moindre mesure) et des expressions juives. L’origine du parler pied-noir est multiple. Elle correspond à la colonisation de l’Afrique du Nord (et de l’Algérie en particulier) dès les années 1830, par les différents groupes ethniques du Bassin méditerranéen.
Chaque groupe s’établit dans une région déterminée mais aux contours élastiques : c’était à chacun selon la puissance de sa voix, en somme.
Les Italiens (originaires principalement de Naples et des iles du golfe de Naples : Procida, Ischia, Capri, mais également de Toscane, du Piémont, de Vénétie, de Sardaigne et de Sicile) ont «colonisé» l’Est algérien (Bône, Philippeville). Les Espagnols (venus principalement du Levant : provinces d’Alicante, Murcie, Valence, Carthagène ; et d’Andalousie, de Catalogne et des iles Baléares) colonisèrent l’Ouest algérien (Oranie).
Les Maltais investirent la région de Constantine et de Bône ; les Français de métropole répandus dans toute l’Algérie, s’installèrent surtout dans la région d’Alger et dans la plupart des grandes villes.
Alger, comme toute capitale, aurait constitué́ le creuset représentatif de la population d’Algérie si elle avait compté davantage d’Espagnols. Le melting-pot pied-noir est en effet très marqué par l’Espagne. On le constatera à la lecture du lexique : la part des mots espagnols ou d’origine espagnole est écrasante. Selon André́ Lanly(1) il y a dans le parler pied-noir trois fois plus de mots espagnols (environ 180) que de mots italiens (environ 60), et à peu près autant de mots espagnols que de mots arabes (environ 210).
Le parler pied-noir, dont le substrat est le français naturel », emprunte aux vocabulaires étrangers pour illustrer avec prédilection certains domaines de la vie : la cuisine, la mer et la pêche, la campagne et la chasse, la fête, la bagarre, le sexe, les injures, les grossièretés en tout genre, l’amour filial ; l’amour tout court...
1. André́ Lanly, Le Français d’Afrique du Nord (Paris, Tchou, 2003 [1962]), étude linguistique rigoureuse. C’est l’ouvrage de référence sur la question. Profitons-en pour signaler que notre Parler pied-noir connaît un précédent : Le Roro, de Roland Bacri (1969, refondu en 1983), sous-titré dictionnaire de langue pied-noir, très algérois, auquel nous rendons hommage.
Le parler pied-noir Gouailleur, trivial, fort en gueule, mais pas vulgaire
On peut être quelque peu choqué par l’inflation de jurons contenus dans ce lexique.
Le lecteur averti ne s’en étonnera point : tout parler est populaire et par conséquent moins châtié́ qu’une langue essentiellement véhiculée par l’écrit.
Au kaléidoscope géographique, il faut ajouter la diversité́ des origines sociales des premiers Pieds-Noirs. Inutile de faire un cours d’histoire pour rappeler que les premiers « colons » étaient des militaires, des membres de l’administration, puis des Européens partis à l’aventure faire for- tune en Algérie, chassés par la faim et les persécutions politiques, ou attirés par la soif d’espaces à conquérir outre-mer. La plupart étaient d’origine humble; ils se sont improvisés cultivateurs et petits commerçants. Puis, les propriétés et les commerces ont grandi et prospéré́, la distinction des classes sociales s’est redessinée naturellement. C’était au début du xxe siècle. La scolarisation se poursuivait à bonne allure, le mélange des langues avait pris, avec le français pour base et l’arabe pour liant, et miracle de l’intégration le pied-noir était parlé par toutes les couches de la population, avec plus ou moins d’emprunts à l’arabe (considéré́ comme vulgaire) et quelques mots espagnols et italiens, catalans ou savoyards, ariégeois ou gascons, corses ou provençaux, parisiens ou lorrains (encore que les Alsaciens et les Lorrains n’aient laissé, à notre connaissance, aucune empreinte linguistique dans le parler pied-noir... sans doute parce que leur parler manque singulièrement de chaleur communicative). Tout au plus parlait-on le pied-noir avec l’accent de sa région (le bônois, l’oranais et le constantinois n’ont pas les mêmes subtilités ni les mêmes nuances). L’algérois était par exemple réputé́ plus « pointu », excepté à Bâb-El-Oued, bien entendu, où l’on parlait le pied-noir le plus cru du pays.
Les emprunts à l’arabe sont prépondérants. L’arabe imprègne le français « naturel » : hasard, de azzahr (jeu de dés) ; safran, de zahafran, sucre, de soukkar, sofa, de sufa (coussin)... et le français populaire ou argotique : clebs, de kelb (chien), toubib, de tbeb (médecin)...
Les emprunts directs ont surtout trait aux activités paysannes (djebel, oued, bled...), aux interjections (aïwa ! akarbi !...), à des impératifs (chouf !...) et aux injures (la dinimek !). On peut se demander si ce n’est pas par simple commodité́ que le parler pied-noir a emprunté à l’arabe des mots de la vie quotidienne qui permettaient de se faire comprendre. Des mots simples comme kif-kif, souk, gourbi ou fatina comblaient certaines lacunes de son vocabulaire. Il est en tout cas intéressant de remarquer cette adoption directe de la langue autochtone par les Pieds-Noirs. Le fait de savoir si ce fut une tentative d’intégration (inconsciemment) inachevée n’est pas notre propos.
Nous soulignerons seulement avec Jules Roy qu’en Algérie, Arabes et Pieds-Noirs étaient tous frères, mais rarement beaux-frères...
Le cazayous, premier parler pied-noir
Le lecteur sensible est donc prévenu. Ce parler n’est pas plus libre qu’un autre. La preuve : il a été́ et il est encore utilisé par l’écrit, notamment par la presse locale de l’époque (L’Écho d’Oran, Alger Républicain, etc.) qui n’a jamais hésité́ à traiter le français de pataouète afin de parler directement au lecteur. Des écrivains comme Camus, Roblès et Montherlant ont aussi pimenté leur œuvre de pataouète. Les deux premiers parce qu’ils sont pieds-noirs et se sont parfois fait les chantres de leur pays, le troisième parce qu’il fut séduit par ce langage chatoyant (dans La Rose de sable, notamment).
Le parler pied-noir a nourri l’écrit, mais peu d’ouvrages ont été́ écrits en pied-noir. Il en est un, cependant, qui se distingue car il est le reflet d’une certaine culture des rues de Bâb El Oued, c’est Cagayous, de Musette (pseudonyme d’Auguste Robinet). Personnage inventé de toutes pièces à la fin du xixe siècle par son auteur, Cagayous est l’archétype du gosse des faubourgs, « champoreau » (aux sangs mêlés) puisqu’il est le fils d’un Français et d’une Espagnole, il parle une espèce de « tchapourlao » (mélange de français et d’espagnol) trempé dans toutes les langues et dans tous les dialectes, qui lui appartient ; c’est le langage de Cagayous (auquel notre lexique se réfère souvent), amalgame d’emprunts et de déformations en tout genre...
Cagayous est un « louette » (malin, rusé) qui a la « tchatche » et qui ne laisse pas le temps de s’en laisser compter.
Les aventures de Cagayous, parues en plusieurs volumes entre 1896 et 1906 : Cagayous à la caserne, Les Amours de Cagayous, Le Mariage de Cagayous... constituent une chronique du petit peuple algérois, une peinture de mœurs haute en couleurs.
Gabriel Audisio, exégète de Musette, prévient : « La langue de Cagayous n’est pas un sabir. Le sabir, c’est le « petit nègre » [...]. Je ne considère pas «le cagayous» comme un patois, mais bien comme un dialecte méditerranéen, un rameau sur la souche des langues d’Oc. Populaire, certes, comme ils le sont tous, et même plébéien. À côté́ du “français naturel”, langue savante et officielle, il est le langage courant du peuple bigarré des néo Français. Aussi bien présente-t-il cette différence avec les autres dialectes de la Méditerranée occidentale qu’il les mélange tous, en y ajoutant une forte dose d’arabe. » « Le cagayous » n’est cependant pas le parler pied-noir. Ce dernier évoluera peu à peu en laissant « le cagayous » dans l’immobilisme.
Le personnage inventé par Musette demeure un témoignage débraillé́, rebelle, superbe d’authenticité́, et dont la principale originalité́ formelle est d’avoir été́ rédigé́ en langage parlé, phonétique(1). Nous avons suivi cet exemple pour illustrer notre lexique (afin de faciliter la compréhension du parler pied-noir et de le rendre aussi vivant et pittoresque qu’un sketch ou qu’un spot publicitaire empruntant au registre « couscous-merguez »...) puisque c’est un parler et qu’il s’agissait de faire un livre et pas une cassette.
Le parler pied-noir est gouailleur, trivial mais avec chaleur, « fort en gueule » mais en gueule seulement. Il fanfaronne, s’exclame, crie au lieu de parler, exagère surtout.
(1)Edmond Brua fera de même avec ses Fables bônoises et sa Parodie du Cid, truculentes et irrespectueuses (parues en 1938 et en 1941 à Alger).
Un parler paresseux
Ce parler dont on ne sait plus très bien si c’est un langage qui bouge ou une gestuelle qui parle (on ne vous apprendra rien en disant que pour faire taire un Italo-Pied-Noir, il suffit de lui attacher les mains dans le dos !) permet de comprendre l’état d’esprit pied-noir, cet appétit de vivre et cette fondamentale simplicité́.
Le Pied-Noir est très simple. Ne dit-il pas nonchalamment « peuneu » pour pneu et « calamar » pour calmar ? Ne va-t-il pas jusqu’à se contenter d’adopter tels quels certains mots étrangers (caïd, chouïa, hombre, figa, basta, scapa...), d’en transformer légèrement certains autres (estocafitche, de l’anglais stockfish ; s’engantcher, de l’espagnol gancho...), de se livrer paresseusement (?) à des traductions littérales de phrases (espagnoles, surtout) : « Quelle colère il a ! » pour « Qué rabia tiene ! ». « Viens boire avec nous autres ! » (Con nosotros), ou à des transpositions en français d’expressions espagnoles : «moi de toi» (yo de ti)? Tout cela conduit à une certaine « destruction du français », comme le souligne André́ Lanly(1). Utilisation d’un temps de conjugaison pour un autre, absence du subjonctif, inflation de pronoms relatifs, emploi de « on » à tout bout de phrase, impropriétés de vocabulaire (amener pour apporter, à voir ! pour montre ! causer pour parler et parler au lieu de dire)... Cette destruction n’est rien en regard d’un parler qui foisonne et dont les couleurs et l’accent rayonnent de plusieurs cultures. Cinquante ans après l’indépendance de l’Algérie, le parler pied-Pied-noir s’est figé en se fondant dans le français ; il demeure une trace indélébile, une « marque de fabrique », un signe de reconnaissance pour les Pieds-Noirs qui souffrent encore de leur dispersion dans l’exil. Ce parler est leur royaume.
(1) André́ Lanly, Le Français d’Afrique du Nord, op. Cit.
© Léon Mazzella et éditions Payot.
Univers: Sciences humaines
Collection: Petite Bibliothèque Payot
Genre: Ethnologie/Folklore
Numéros poche: 1038
ISBN: 978-2-228-91698-1
EAN: 9782228916981
Parution: janvier, 2017
160 pages
Format : 11.0 x 17.0
Prix: 8,00€