QUI SOMMES-NOUS ET QUEL EST NOTRE DEVENIR ?
Nous étions à peu près 1 million en 1962.
Au regard des 6 à 8 milliards d’êtres humains, c’est peu. A présent, avec les descendants, nous sommes 3 millions. À ceci près que notre génération se raréfie tous les jours et que nos enfants, dans leur immense majorité, ont fait leur vie, et que, n’ayant pas connu l’Afrique du Nord ni vécu notre genre de vie si particulier, il nous ait bien difficile de partager un quelconque souvenir avec eux.
S’ajoute à cela plusieurs facteurs :-
- Nous « embellissons » inconsciemment notre vie passée et nos souvenirs sont souvent en partie erronés.
- Les souffrances endurées pendant sept ans, les pertes parfois très douloureuses d’êtres chers et le sentiment – parfois inconscient – d’avoir perdu irrémédiablement la partie (j’y reviendrai) ont fait que bon nombre d’entre nous ne voudrons plus en parler.
Certains allant jusqu’à se laisser mourir de chagrin.
Tous ces traumatismes – jamais pris en compte par la sécu ou les équipes de psychologues spécialisés – s’ils ont contribué à un mutisme permanent depuis 50 ans, n’ont pas entamé néanmoins cette formidable joie de vivre qui nous caractérise.
- Comme les revenants des camps de la mort, les Français d’Algérie, (sans aucune mesure cependant quant aux sévices reçus ni au nombre de morts), se sont recroquevillés sur leur douleur dont ils ne parlaient qu’entre eux.
- Il faut ajouter à tout ce qui précède que le premier souci de notre génération, ce qui, du reste était un palliatif, voire un viatique à ce déracinement, était de fonder une famille et d’avoir une situation pour lui donner à manger.
Dans notre malheur, heureusement que nous sommes tombés au début des « 30 glorieuses » et que le travail ne manquait pas.
Certains d’entre nous, qui auraient peut-être végété à Alger ou à Oran, ont fait fortune en France et se sont taillés des empires.
Ceci étant dit, je vais un peu rabâcher parce que tout le monde l’a dit et écrit à foison, ce petit peuple était constitué, comme toute communauté, de ressortissants venus de toute la Méditerranée, de France, du Languedoc à la suite du phylloxéra et d’Alsace-lorraine après 1870.
Tous les métiers et toutes les professions, ainsi que toutes les tendances politiques étaient représentés.
Les « gênes » principaux de notre communauté étaient, et sont encore, à peu près au même niveau :-
- L’amour du travail…Et du travail bien fait.
- L’amour de la famille….avec tout ce que cela comporte comme dit et comme « non-dit ».
- L’amour immodéré de notre pays pour lequel chacun d’entre nous était prêt à donner sa vie…et beaucoup l’ont fait.
- Et pour les croyant, l’amour de nos religions respectives et pour les Méditerranéens, l’amour de la Sainte Vierge.
Les deux piliers essentiels de cette colonisation sont toujours restés l’Armée d’Afrique (pour notre sécurité, parce que sans une armée forte, nous aurions été balayés) et l’exploitation de ces immenses espaces en friche.
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Alors, 130 ans d’occupation d’un territoire et un million de ressortissants, c’est peu dans l’histoire du monde et c’est beaucoup à la fois.
Je m’explique :
Notre histoire est d’abord une épopée, mais une épopée à la française.
Ce n’est pas la conquête de l’ouest dans les plaines américaines et l’extermination des Comanches. C’est même l’inverse.
Les grands faits d’arme comme les exploits d’un Youssouf ou la prise de la smala d’Abd-el-Kader par les 300 Chasseurs d’Afrique du Duc d’Aumale contre les 3000 arabes resteront dans l’histoire.
Pétris des grands principes de la IIIème République (de gauche, il faut le souligner), nous voilà donc conquérants, pacificateurs, médecins, ingénieurs, architectes, commerçants, artisans, administrateurs et agriculteurs pour le plus grand épanouissement des populations. . .
Mais là, j’ouvre une parenthèse.
Ce qui va suivre ne va pas plaire à tout le monde, c’est cependant ce que je pense.
Je ne l’ai jamais entendu dire dans nos réunions, conversations ou discours.
Je ne l’ai jamais lu dans aucun article pour ou contre nous.
Il a fallu que je le découvre tout seul dans mon coin.
A la question, toujours lancinante : «Pourquoi j’étais mieux là-bas qu’ici ?».
Un beau jour, il n’y a pas si longtemps, la réalité m’a sauté aux yeux : «Là-bas, le PATRON c’était toi !».
Même le dernier ouvrier-jardinier embauché en mars-avril 1962 (c’est la vérité et…il fallait le faire, c’est dire l’aveuglement collectif) par mon père, qui venait avec sa famille d’Andalousie et qui ne parlait pas un mot de français, inconsciemment, savait que, si lui était en bas de l’échelle, il y en avait un autre qui était encore plus bas : L’autochtone, l’Arabe.
Et là, j’entame un chapitre des plus importants de notre communauté : Cette espèce de « je t’aime – moi non plus » qu’on retrouve tout le temps. Cette haine du « Moro » qui nous a fait tant de mal, le couteau entre les dents, et en même temps cette compassion, cet amour de l’autre, cette générosité, cet altruisme bien français qui fait que, loin d’avoir exterminé une race, comme les Amerlocs avec les Indiens, on a construit dispensaires, écoles et hôpitaux.
Les souvenirs et les prises de position des parents affluent en écrivant :
Mon père nous disant, en passant devant le Dar-el-Askri (la Maison du combattant musulman) en face du cimetière de Tamashouet : «Regardez bien ces vieux qui boivent le thé, eux, ils sont revenus, mais leurs copains sont restés sur les pentes de Cassino».
Ou bien ma mère : «Ce sont de grands enfants, il faut s’en occuper».
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J’ai jeté çà et là quelques idées, mais ce n’est pas fini.
Avant d’aborder la conclusion, il me reste à te dire, Amandine, les trois peines, toutes trois immenses et surtout immérités, parce que, tout compte fait nous n’avons pas faillis et nous n’avons rien à nous reprocher, si ce n’est d’avoir traversé par deux fois la mer Méditerranée pour sauver notre pays.
Ces trois blessures profondes que nous a infligé de Gaulle et son gouvernement d’alors.
La première est la perte d’une guerre. Et qu’on ne vienne pas me raconter que nous l’avions gagnée sur le terrain. Quand on gagne une guerre, on défile sur les Champs Élysées avec flonflons et binious. On ne s’en va pas la queue entre les jambes avec une valise en carton pour tout bagage !
La seconde est la perte d’un pays. Ce qui n’est pas rien. Que nous le voulions ou pas, nous sommes des exilés dans notre propre pays et nous n’avons de cesse que de regarder de l’autre côté. Et ceci jusqu’à notre mort à tous.
Aurions-nous pu garder l’Algérie française ? Grande question.
Pour ma part, au vu de tout ce qui s’est passé depuis un demi-siècle dans cette mer Méditerranée, je répondrais par la négative….Mais « quien sabe».
Enfin, la dernière blessure et non la moindre c’est l’éloignement et la dispersion de tous ces pauvres gens à des centaines de kilomètres sur l’hexagone. Des parents qui s’aimaient, des cousins qui avaient un plaisir fou à se voir, une belle sœur à Bayonne et une autre à Mulhouse….
Pour un peuple si attaché à la famille. Bonjour les dégâts
Salopard de de Gaulle. . . .Je m’emporte.
Alors, que restera-t-il de notre histoire dans un siècle ou deux : Pas grand-chose, je le crains.
Quelques lignes dans un livre d’histoire que les boutonneux de 2.250 liront en baillant. Déjà que cela ne les intéresse pas tellement.
J’aimerais quand même leur enseigner au moins deux trucs :
Nous avons construit un pays, ça, ce n’est pas anodin.
Ce pays, nous l’aimions passionnément.
Faites excuses . . . . . Je pleure
Henri Lafite le 31 août 2012